Une fable misanthropique au sommet de l'art floydien
À soixante-cinq ans passés, après avoir traversé les décennies en chroniqueur obstiné des mutations musicales, je me retrouve encore à défendre des albums que mes pairs ont trop vite classés comme "mineurs". Animals, ce parent pauvre de la discographie floydienne, mérite pourtant qu'on s'y attarde avec la gravité qu'il réclame.
Quand j'entends aujourd'hui les jeunes critiquer parler de "concept album" à propos de n'importe quelle suite de chansons thématiques, je repense à ce disque de 1977. Car Animals n'est pas un concept : c'est une construction. Une cathédrale sonore édifiée sur les ruines d'Orwell, où chaque pierre a sa fonction architecturale. Waters n'y fait pas dans la dentelle sociologique – ses chiens, porcs et moutons relèvent davantage de la charge à la baïonnette que de la nuance analytique – mais l'efficacité dramatique est redoutable.
La première écoute m'avait déconcerté. J'arrivais de Wish You Were Here, cette merveille d'équilibre entre mélancolie et sophistication harmonique, et je trouvais soudain un Pink Floyd rugueux, presque industriel. Où étaient passées les nappes éthérées de Wright ? Pourquoi Gilmour semblait-il vouloir égratigner sa Stratocaster plutôt que de la caresser ? Il m'a fallu du temps pour comprendre que cette âpreté était voulue, nécessaire.
"Dogs" s'étire sur dix-sept minutes comme une symphonie de Mahler étend ses mouvements : non par complaisance, mais par nécessité expressive. Cette durée permet à Gilmour de développer un langage guitaristique d'une rare violence contrôlée. Ses solos ne sont plus des ornements mélodiques, mais des diatribes instrumentales. On y retrouve l'influence du free jazz dans certains passages – cette façon de faire hurler l'instrument au-delà de ses limites conventionnelles rappelle les colères de Sonny Sharrock.
Le travail rythmique de Mason mérite qu'on s'y arrête. Moins spectaculaire que Bruford ou Peart, il possède cette qualité rare de construire des patterns hypnotiques sans jamais sombrer dans la démonstration. Sur "Pigs (Three Different Ones)", sa section rythmique avec Waters forme un socle imperturbable sur lequel viennent se greffer les sarcasmes clavieristiques. Wright, souvent effacé sur cet album, déploie ici une palette sonore d'une modernité saisissante : ses synthés dégoulinent littéralement, évoquant ces musiques concrètes que Pierre Schaeffer expérimentait vingt ans plus tôt.
"Sheep" reste pour moi le morceau le plus abouti. Cette montée en pression progressive, cette transformation du troupeau docile en meute révolutionnaire, tout cela s'orchestre avec une intelligence dramatique digne d'un opéra. Et cette citation détournée du Notre Père – "The Lord is my shepherd, I shall not want" –, quel sacré culot ! Waters pousse ici l'irrévérence jusqu'à ses limites, mais avec une justesse littéraire qui force le respect.
Techniquement, l'album souffre parfois de sa production. James Guthrie, qui officiait déjà derrière les manettes, n'atteindra sa pleine maturité qu'avec The Wall. Certains passages manquent d'air, les guitares sont parfois trop présentes dans le mix, écrasant les subtilités orchestrales. Mais cette rugosité, presque cette violence sonore, sert paradoxalement le propos. Animals n'est pas fait pour être écouté en fond sonore lors d'un dîner entre amis.
La réédition 2024 rectifie d'ailleurs certains de ces déséquilibres. Guthrie, fort de quarante-cinq ans d'expérience supplémentaire, a su ouvrir l'espace sonore sans dénaturer l'esprit claustrophobe de l'original. Les fréquences graves gagnent en définition, les nappes synthétiques retrouvent leur respiration. C'est du travail d'artisan, respectueux mais non servile.
Car Animals vieillit remarquablement. Ses colères de 1977 résonnent encore aujourd'hui, peut-être même avec plus d'acuité. Cette dénonciation de la déshumanisation, cette critique féroce des rapports de domination, tout cela n'a rien perdu de sa pertinence. L'album fonctionne comme une photographie au vitriol de nos sociétés occidentales, un miroir peu flatteur mais terriblement juste.
Au final, Animals révèle toute la dimension tragique de Pink Floyd : ce groupe qui, paradoxalement, atteignait ses sommets artistiques quand il se déchirait humainement. La tension entre Waters et Gilmour, déjà palpable, nourrit ici une créativité âpre et magnifique. Ils ne le savaient pas encore, mais ils composaient déjà leur chant du cygne en formation complète.
Un disque indispensable, donc. Pas le plus accessible, certes, mais peut-être le plus nécessaire. À découvrir avec des enceintes dignes de ce nom, et l'âme suffisamment blindée pour encaisser tant de lucidité désabusée.