Le poids des certitudes
J'appartiens à cette génération qui a grandi avec les amplificateurs Luxman, les enceintes BBC, les platines Thorens et les cellules Ortofon. Une époque où l'on croyait dur comme fer qu'un système bien conçu, dans une chaîne cohérente, suffirait à révéler toute la beauté d'un enregistrement. Nous avions nos totems : la transparence, la neutralité, le respect du signal original. Nos ennemis jurés : la colorisation, la distorsion, et surtout... surtout, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à du traitement numérique.
Combien d'heures ai-je passées à peaufiner l'installation de mes éléments HiFi de Références ? À régler l'écartement millimétrique des enceintes, à traquer le bon isolement vibratoire, à optimiser l'orientation des tweeters ? Combien de fortunes ai-je dépensées – et conseillé à mes lecteurs de dépenser – en câbles "références", en supports "haute résolution", en alimentations "audiophiles" ? Tout cela en ignorant superbement l'éléphant dans la pièce : la pièce elle-même.
Car c'est bien là le drame de notre passion. Nous passons notre temps à optimiser le messager en oubliant que le message arrive déformé, cassé, méconnaissable. Les 15 000 euros de mes B&W se heurtent aux mêmes lois acoustiques que des enceintes de grande surface. Les résonances de mon salon à 2,7 mètres de hauteur sous plafond s'accommodent mal des graves de mes Sonus Faber, peu importe leur pedigree italien et leurs 40 000 euros de prix public.
L'humilité par l'expérience
L'âge aidant, j'ai développé une forme d'humilité que je n'avais pas à quarante ans. Peut-être aussi une lassitude face aux éternels débats de clocher qui agitent notre petit monde. Toujours est-il qu'il y a six mois, pressé par une curiosité lors de la prise en main des électroniques chinoises Eversolo, j'ai accepté de tester une solution de correction active. "Juste pour voir", avais-je dit avec la condescendance du vieux sage qui s'apprête à démontrer l'inanité des modes contemporaines.
Le matériel choisi ? Un NAD M66, préampli-streamer intégrant la correction DIRAC Live, couplé à mes fidèles Intrada Claude. Un investissement certes conséquent – près de 6.500 euros pour le NAD –, mais cohérent avec le niveau du reste de ma chaîne. L'idée était simple : mesurer précisément la réponse acoustique de mon installation dans ma pièce d'écoute, puis appliquer une correction ciblée pour gommer les défauts les plus flagrants.
La procédure de mesure, je l'avoue, m'a d'abord agacé par sa complexité apparente. Placer un microphone de mesure en 9 points de la zone d'écoute, lancer une séquence de signaux de test, attendre que l'algorithme mouline ses calculs... Tout cela me semblait bien éloigné du plaisir immédiat de l'écoute musicale. Et puis, voir s'afficher sur l'écran de mon ordinateur les courbes torturées de ma réponse en fréquence a été un choc. Ma belle installation "haute fidélité" révélait des pics et des creux dignes d'un égaliseur graphique malmené par un DJ amateur.
La révélation
Ce qui s'est passé ensuite relève de ces moments rares où toutes nos certitudes vacillent d'un coup. La première écoute avec correction active m'a littéralement coupé le souffle. Non pas par un quelconque effet "waouh" artificiel, mais par une évidence soudaine : j'entendais enfin mes disques comme ils avaient été pensés par leurs créateurs.
Le Kind of Blue de Miles Davis, que je connais par cœur dans ses moindres nuances depuis quarante ans, a révélé des détails que je n'avais jamais perçus. Pas des détails techniques, des micro-informations exhumées par miracle, mais une cohérence, une logique musicale qui m'avait jusqu'alors échappé. La contrebasse de Paul Chambers ne noyait plus les interventions de Bill Evans dans un magma de fréquences mal contrôlées. La trompette de Miles retrouvait sa position exacte dans l'espace sonore, ni trop proche ni trop lointaine, simplement juste.
Plus troublant encore : l'Eroica de Beethoven par Karajan et les Berlinois, cet enregistrement DG de 1962 que je pensais connaître sur le bout des doigts, m'a semblé transformé. Les cordes graves ne masquaient plus les bois, les cuivres retrouvaient leur mordant naturel sans agressivité. Pour la première fois depuis des années, j'ai eu l'impression d'assister vraiment au concert, et non plus d'épier une conversation à travers une cloison.
Au-delà des préjugés
Bien sûr, ma première réaction a été le déni. Ces améliorations ne pouvaient être que temporaires, fruits d'un effet de nouveauté ou d'une autosuggestion de vieux bonhomme en mal de sensations neuves. J'ai multiplié les écoutes comparatives, allumant et éteignant la correction, convoquant les références les plus diverses de ma discothèque. Jazz, classique, rock, musiques du monde... À chaque fois, le verdict était le même : avec correction, la musique gagnait en évidence, en naturel, en vérité.
Comment expliquer ce paradoxe ? Comment un traitement numérique supplémentaire, cette antithèse supposée de la pureté analogique, pouvait-il rendre la musique plus... musicale ? La réponse tient en quelques mots que j'aurais refusé d'entendre il y a dix ans : parce que la correction ne dénature pas le signal, elle le libère des entraves que lui impose notre environnement d'écoute.
Mes enceintes Intrada Claude, excellentes par ailleurs, souffraient dans ma pièce d'une remontée des graves autour de 80 Hz qui transformait chaque contrebasse en bulldozer sonore. Mes aigus, parfaitement équilibrés en chambre anéchoïque, arrivaient à mes oreilles colorés par les réflexions multiples sur les surfaces vitrées donnant sur le jardin. Le tout créait un filtre déformant que j'avais fini par prendre pour la signature de mon système.
L'art de la retouche
Mais la vraie révélation est venue quand j'ai compris que la correction automatique générée par DIRAC n'était qu'un point de départ. Comme un photographe qui développe son RAW, l'audiophile peut – et doit – retoucher sa courbe de correction pour l'adapter à ses goûts, à sa musique, à son humeur même.
C'est là que réside la vraie magie de ces outils modernes. Remonter légèrement la présence pour donner plus de relief aux voix, adoucir une pointe d'agressivité dans les hauts-médiums, ajuster la profondeur des graves selon que l'on écoute du jazz ou du Mahler... Autant de subtilités impossibles avec l'approche traditionnelle, où l'on subit les défauts de sa pièce comme une fatalité.
Cette souplesse m'a réconcilié avec des enregistrements que j'avais fini par délaisser. Ces albums des années 80 trop brillants, ces pressages contemporains trop compressés, ces prises de son déséquilibrées... Avec quelques ajustements ciblés, ils retrouvent une écoute plaisante sans perdre leur caractère original.
Les résistances du milieu
Évidemment, quand j'ai commencé à évoquer cette découverte autour de moi, les réactions n'ont pas tardé. "Tu deviens gâteux, mon vieux !" m'a lancé un confrère. "La prochaine étape, c'est les enceintes Bluetooth ?" a ironisé un autre. Plus sournois, certains ont évoqué ma supposée perte d'acuité auditive liée à l'âge, comme si accepter l'aide de la technologie était un aveu de faiblesse.
Ces réactions, je les comprends. J'ai moi-même tenu ce discours (ou presque) pendant des décennies. La correction numérique, c'était bon pour les installations de sono, pas pour nos systèmes de référence. C'était l'aveu d'un échec, la reconnaissance que nos enceintes n'étaient pas parfaites, que nos pièces n'étaient pas optimales. Bref, c'était toucher à notre religion.
Mais à soixante ans, on a le droit de changer d'avis. Surtout quand ce changement apporte un surcroît de plaisir musical. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : non pas de révolutionner la Hi-Fi, mais de lui permettre enfin de tenir ses promesses.
L'avenir de la passion
Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne prêche pas pour la disparition de l'analogique, l'abandon de nos belles mécaniques, la digitalisation à tout crin. Mes vinyles continuent de tourner sur ma platine Scheu, mes tubes de chauffer dans mon amplificateur italien Audiolab. Mais ces plaisirs ancestraux gagnent eux aussi à être débarrassés des scories acoustiques de nos intérieurs.
La vraie révolution, c'est de comprendre que technologie et musicalité ne sont pas antagonistes. Que la mesure peut servir l'émotion. Que la correction peut révéler au lieu de masquer.
Car au fond, qu'est-ce que la Haute-Fidélité, sinon la quête de la vérité musicale ? Si cette vérité passe aujourd'hui par quelques algorithmes savamment programmés, eh bien soit. L'important n'est pas le chemin, c'est la destination. Et cette destination, c'est toujours la même depuis que l'homme enregistre et reproduit la musique : faire que l'absent soit présent, que l'émotion traverse les années et les distances, que l'art nous touche comme au premier jour.
Pour cela, tous les moyens sont bons. Même ceux qu'on n'attendait pas.