lundi, 18 août 2025 12:36

Indo-Jazz Suite : The Joe Harriott Double Quintet under the direction of John Mayer (1966)

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Indo-Jazz Suite

Quand le jazz londonien rencontre le raga 

Artistes principaux : Joe Harriott : saxophone alto, John Mayer : violon & clavecin (et direction)...
Date de parution : 1966 Atlantic
Format : CD
Genre : Jazz, World Music
Note technique : 7,5
Ecoute Qobuz : https://open.qobuz.com/album/0603497085163

Lundi matin, 9 heures. Le ciel arbore cette teinte azurée particulière aux matins d'été, les colombes se querellent avec une véhémence toute française dans les branches couleur d'or de mon jardin, et cette fraîcheur matinale caresse encore mes tempes avec la tendresse d'une brise oubliée. D'un geste machinal, fruit de quarante années de rituel critique, j'insère ce disque dans ma platine CD GoldNote. Quelques secondes de silence recueilli, cette pause gravide où l'âme se prépare à l'envol... puis, soudain, le miracle s'opère.

Des sonorités inattendues surgissent de mes belles enceintes Lawrence Audio Dove comme autant d'épices exotiques venant titiller des papilles musicales blasées par trop d'années d'écoute professionnelle. Le sitar de Diwan Motihar déploie ses arabesques mélodiques avec cette grâce sinueuse qui évoque les fumées d'encens dans les temples hindous, tandis que les tablas de Keshav Sathe frappent leurs peaux tendues avec la régularité hypnotique d'un cœur qui bat au rythme de l'éternité. La flûte de Chandranath Shastri, telle une âme errante, virevolte entre ces fondations rythmiques et mélodiques avec une liberté qui défie toute cartographie occidentale.

Et puis, comme un écho de ma propre culture, les sonorités familières du quintet de Joe Harriott viennent se mêler à cette symphonie orientale : le saxophone alto de Harriott lui-même, cet instrument de cuivre qui a si souvent pleuré le blues dans les clubs enfumés de Soho, dialogue maintenant avec la cithare indienne dans un langage universel que seuls comprennent les initiés de l'harmonie cosmique. La trompette de Kenny Wheeler, le piano de Pat Smythe, la contrebasse de Coleridge Goode et la batterie de Phil Seamen – vieux compagnons de la scène jazz londonienne des années soixante – acceptent cette alchimie transculturelle avec la grâce de musiciens véritablement accomplis.

Tout cela se mélange, s'entremêle, s'épouse dans une danse nuptiale où Orient et Occident cessent d'être des concepts géographiques pour devenir des états d'âme complémentaires. Puis, comme obéissant à quelque mystérieuse loi de la physique musicale, ces courants sonores se séparent, se rejoignent, créent des remous mélodiques, des contre-courants harmoniques, avant de fusionner à nouveau en une vague unique et puissante qui submerge l'auditeur d'émotions contradictoires et pourtant parfaitement cohérentes.

La musique s'installe dans mon salon avec l'autorité tranquille d'une présence familière, et instantanément, je ne suis plus cet homme de soixante et quelques ans aux tempes grises, affalé dans son fauteuil de cuir élimé. Je suis redevenu ce jeune homme encore curieux qui, à la fin des années 1990, avait entrepris ce voyage vers les Indes, ce pèlerinage musical qui allait bouleverser à jamais ma perception de l'art sonore.

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Agra... ce nom résonne encore dans ma mémoire comme un mantra. Cette journée passée en contemplation devant le Taj Mahal, ce mausolée de marbre blanc qui semble défier les lois de la pesanteur terrestre, où j'avais commencé à comprendre que la beauté pure pouvait effectivement transcender les barrières culturelles et temporelles. La lumière changeante du jour transformait cette architecture moghole en partition visuelle, chaque ombre, chaque reflet devenant une note dans une symphonie de pierre et de lumière que mes yeux occidentaux apprenaient laborieusement à déchiffrer.

Mais c'est le soir venu, lors de cette déambulation hasardeuse dans les ruelles tortueuses de la vieille ville, que la révélation musicale eut lieu. Au détour d'une venelle mal éclairée, où quelques néons fatigués et des ampoules fluorescentes dispensaient une lumière blafarde qui aurait fait frémir un éclairagiste de théâtre, j'avais découvert cette boutique d'instruments de musique. Magique n'est pas un terme galvaudé : dès le seuil franchi, l'endroit exhalait cette aura particulière des lieux où la musique vit réellement, où elle respire, où elle attend patiemment qu'une main experte vienne la libérer de sa prison de bois, de métal et de cordes.

Les sitars pendaient aux murs comme autant de sculptures sonores, leurs cordes sympathiques chatoyant sous l'éclairage artificiel. Les tablas, ces couples de percussions qui semblent si simples au regard néophyte mais recèlent une complexité rythmique à faire pâlir nos plus virtuoses batteurs occidentaux, trônaient sur des étagères de fortune avec la dignité silencieuse des objets sacrés. Et partout, disséminés avec un désordre savamment orchestré, ces "autres particularités indiennes" : tampuras, santoors, harmoniums miniatures, clochettes diverses, manjiras... tout un arsenal musical qui transformait cette modeste échoppe en caverne d'Ali Baba pour mélomane averti.

Mais le plus envoûtant était cette musique qui flottait dans l'air comme un encens sonore – certainement un raga, probablement le Yaman ou le Bhairav, interprété par quelque maître invisible sur un système de diffusion rudimentaire dont les haut-parleurs crachotaient légèrement. Cette mélodie lancinante et hypnotique, construite sur ces gammes modales millénaires que l'Occident avait oubliées avant que Debussy ne les redécouvre au détour d'une exposition universelle, tissait un cocon temporel où passé et présent se confondaient dans une même éternité musicale.

Et voilà qu'aujourd'hui, plus de vingt-cinq ans après cette épiphanie agréenne, l'Indo-Jazz Suite de Joe Harriott ressuscite avec une fidélité troublante ces émotions enfouies. Car ce disque de 1966, fruit de la collaboration visionnaire entre le saxophoniste jamaïcain Joe Harriott et le violoniste indien John Mayer, avait anticipé de quelques décennies ma propre découverte de cette alchimie Orient-Occident. 

Écoutant aujourd'hui ce "Raga Megha", premier mouvement de la suite, je retrouve intacte cette sensation d'osmose culturelle vécue dans la boutique d'Agra. Les improvisations de Harriott, nourries de sa formation dans le free jazz naissant, dialoguent avec les ragas traditionnels sans jamais les trahir ni les dénaturer. John Mayer, formé à la fois au Royal College of Music et aux techniques classiques indiennes, orchestre cette rencontre avec la science d'un chef d'orchestre et la sensibilité d'un ethnomusicologue. Le résultat transcende la simple expérimentation pour atteindre cette dimension spirituelle que seuls possèdent les chefs-d'œuvre authentiques.

Le voyage ne fait effectivement que commencer, car chaque écoute révèle de nouvelles strates de compréhension, de nouveaux ponts jetés entre les continents musicaux. Dans ce salon londonien où résonnent maintenant ces échos d'Agra, je mesure combien cette musique de 1966 demeure prophétique, combien elle annonce notre monde globalisé où les frontières esthétiques s'estompent au profit d'un langage universel de l'émotion pure.

 

 

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