Ce matin, j'ai jardiné plus de deux heures sous un soleil implacable. La chaleur estivale s'est chargée de me rappeler cruellement mes soixante années, et je suis rentré exténué, le dos courbaturé par l'effort, la chemise trempée de sueur collant à ma peau moite. Les gestes répétitifs du désherbage, l'arrachage obstiné des mauvaises herbes, la terre sèche sous mes ongles : autant de petites victoires dérisoires contre un jardin qui ne demande qu'à retourner à l'état sauvage.
14 heures, un mug de café fumant à la main, cherchant un réconfort dans ce rituel familier, j'ai inséré ce CD dans ma platine GoldNote avec l'espoir secret d'une évasion.
Chants, Hymns and Dances : un titre qui promettait déjà un voyage au-delà du quotidien. Et soudain, dès les premières notes, le violoncelle d'Anja Lechner m'a littéralement emporté vers d'autres contrées, bien loin des herbes arrachées et des massifs laborieusement désherbés.
Ces contrées-là ne figurent sur aucune carte géographique. Ce sont des territoires intérieurs faits de songes évanescents, de récits muets qui se déploient sans paroles, de nostalgies inconnues qui affleurent à la conscience sans qu'on puisse leur donner de nom précis. Le violoncelle d'Anja Lechner possède cette rare capacité de transformer l'air ambiant en matière première de l'émotion pure. Chaque archet devient un pinceau qui dessine des paysages sonores d'une beauté saisissante.
Vassilis Tsabropoulos au piano accompagne cette odyssée avec une retenue tout hellénique, une sagesse qui semble puiser aux sources antiques de la mélancolie méditerranéenne. Ses touches effleurent les mélodies byzantines avec la délicatesse d'un archéologue manipulant des fragments de poterie millénaire. Le dialogue entre les deux instruments transcende la simple collaboration musicale pour atteindre une forme de communion spirituelle rare.
Ce disque ECM – label décidément inspiré quand il s'agit de capturer l'intime et l'universel – révèle toute la poésie contenue dans ces chants traditionnels revisités. La production, d'une clarté cristalline typique de la maison allemande, permet d'entendre chaque souffle, chaque vibration des cordes, chaque résonance du piano comme autant de confidences murmurées à l'oreille.
Assis dans mon fauteuil, les courbatures du matin déjà oubliées, je laisse ces mélodies ancestrales panser les petites blessures du temps qui passe. Chants, Hymns and Dances s'impose comme un baume pour l'âme fatiguée, une invitation au voyage immobile vers ces régions secrètes où la beauté pure continue d'habiter, intacte et consolatrice.
Quand la critique salue l’intemporel
À sa sortie en 2004, la presse a largement salué ce projet. The Guardian évoquait « un disque d’une intensité méditative rare », tandis que des revues spécialisées en musique classique et jazz y voyaient un pont inédit entre répertoire mystique et écriture contemporaine. Beaucoup soulignaient la justesse d’un duo où nul ne cherche à dominer : le piano de Vassilis Tsabropoulos n’est pas accompagnateur, mais partenaire, architecte d’espaces. Le violoncelle de Lechner, lui, ne joue pas le rôle de soliste virtuose, mais celui d’une voix humaine qui raconte sans mots.
La technique au service de la transparence
Techniquement, l’album frappe par son équilibre : le piano sonne large et précis, chaque résonance captée avec une clarté cristalline, tandis que le violoncelle conserve son grain charnel, jamais lissé, avec cette pointe de rugosité qui lui donne sa vérité. L’articulation entre les deux instruments est d’une limpidité exemplaire : on perçoit non seulement le dialogue, mais l’air entre eux, cette zone de respiration qui fait toute la différence.
C’est le savoir-faire ECM : capter non pas seulement les notes, mais l’acoustique, le lieu, l’instant où elles s’inscrivent.
Le secret ECM
Sous la houlette de Manfred Eicher, ECM a bâti sa réputation sur ce que les Anglo-Saxons appellent the most beautiful sound next to silence. Le label munichois, depuis ses débuts en 1969, excelle à transformer la prise de son en espace d’écoute. Dans ce disque, la signature est palpable : dynamique ample, absence de compression artificielle, mise en avant du naturel instrumental.
Les enregistrements EFI (Edition of Contemporary Music) se distinguent ainsi par une esthétique sonore claire, aérienne, qui ne cherche pas l’effet mais la vérité. Chants, Hymns and Dances en est l’exemple parfait : chaque note trouve sa place dans un équilibre quasi-liturgique.
Pourquoi y revenir encore et encore
À l'écoute, on saisit immédiatement pourquoi cet enregistrement s'est imposé au fil des années comme une référence incontournable du catalogue ECM : il parvient à gommer les disparités de ses sources d'inspiration – qu'il s'agisse des pièces ésotériques de Gurdjieff, des créations originales de Tsabropoulos ou des réinterprétations contemporaines – pour tisser une œuvre d'une cohérence saisissante. L'alchimie opère si naturellement que ces influences hétérogènes se fondent en une matière sonore parfaitement homogène.
Plus remarquable encore, ce disque possède cette vertu précieuse et si difficile à atteindre : il procure un apaisement profond sans jamais verser dans la somnolence, il transporte l'auditeur vers des hauteurs spirituelles sans la moindre trace de prêchi-prêcha. Cette élévation se fait en douceur, par effleurement plutôt que par assaut.
En cette journée caniculaire où la chaleur accablante transformait chaque geste en effort, cette musique s'est révélée bien davantage qu'un simple divertissement : elle fut mon sanctuaire et ma consolation. Là où tous les ventilateurs du monde n'auraient réussi qu'à brasser l'air torride, ces mélodies ont su rafraîchir mon esprit de l'intérieur, créant cette brise intérieure que seule la beauté authentique sait susciter.