7h00, café noir
Encore un 15 août. Encore une de ces matinées où la chaleur va s'installer mollement, sans surprise, avec cette indifférence climatique qui caractérise notre époque. Le thermomètre grimpe, les gens vont se plaindre, rien de neuf.
Mon café refroidit déjà pendant que je manipule ce CD retrouvé hier dans le bordel organisé de mes affaires. "Call me", acheté à Taipei en 2018 parce qu'un type dans une boutique poussiéreuse m'avait dit que c'était bien. On fait tous ça, acheter des trucs sur les conseils d'inconnus qui ont l'air d'y connaître quelque chose. C'est pathétique mais on recommence.
Le disque glisse dans le lecteur - un des derniers objets physiques qui résistent encore à la dématérialisation générale de nos existences. Les premières notes se diffusent dans ce salon jaune où je passe en ce moment de trop nombreuses heures seul. La lumière filtrée par les stores découpe l'espace en tranches géométriques, effet décoratif involontaire qui ne changera rien au vide fondamental.
Bon. Autant écouter ça correctement. Observer aussi, tant qu'à faire. Et analyser, évidemment, parce que c'est ce qu'on fait quand on n'a plus grand-chose d'autre à faire un matin d'été à 7 heures.
La musique continue. Le café fume.
Parcours d'une voix
Ryu Miho naît au croisement de deux univers musicaux : un père jazzman, une mère nourrie de R&B. Entre Kamakura et les routes du monde, son enfance baigne dans cette double influence. L'adolescence la voit explorer le rock en groupe, plume à la main, mélodies en tête, jusqu'à cette rencontre décisive avec l'art d'Helen Merrill qui réoriente définitivement sa trajectoire vers le jazz.
Sa voix - aérienne mais chargée d'harmoniques subtiles - lui vaut rapidement le surnom poétique de "soupir de Tokyo". Les débuts s'officialisent avec woman with LOVE en 2009, puis l'aventure se poursuit chez King Records dès 2012. S'enchaînent alors ...and you will find me (2012) et Because the Night... (2013), jalonnés de collaborations diverses, émissions radiophoniques et explorations artistiques multiples.
Après trois années d'absence discographique, Call me paraît en 2016 : ce quatrième album signe un retour attendu. L'artiste y confirme sa signature esthétique, faite de retenue élégante, de phrasés ciselés et d'arrangements qui savent respirer. Que ce soit sur scène ou en studio, Ryu Miho cultive cet art du dépouillement maîtrisé où chaque note trouve sa juste place.
Analyse
Call me révèle sa magie dans l'art consommé de la suggestion. L'album se déploie par touches d'une subtilité rare, où chaque musicien semble avoir intégré cette vérité fondamentale : accompagner Ryu Miho, c'est servir une intimité presque sacrée. La section rythmique ne pulse jamais, elle respire ; les cuivres n'affirment pas, ils effleurent ; le piano ne décore pas, il dialogue dans un murmure complice.
Car c'est bien de murmure qu'il s'agit. Cette "whisper voice" transforme chaque phrase musicale en confidence susurrée à l'oreille de l'auditeur. Ryu Miho navigue entre ballades recueillies et swings d'une discrétion exemplaire, portée par des musiciens qui ont compris l'essentiel : laisser transparaître ces émotions troubles, parfois si ténues qu'elles frôlent l'innommable.
Les standards trouvent ici une seconde jeunesse dans cette approche minimaliste d'une élégance rare. Fly Me to the Moon se dépouille de ses oripeaux convenus, Misty retrouve sa mélancolie originelle, The Nearness of You révèle des nuances insoupçonnées. Même les incursions pop - cette La Isla Bonita inattendue, ce You Are Beautiful transformé - passent au filtre de cette esthétique ouatée où le jazz agit comme un voile protecteur, préservant la fragilité des émotions.
L'accompagnement instrumental brille par sa retenue intelligente : chaque intervention semble pesée, mesurée, comme si les musiciens avaient saisi que leur rôle consistait à révéler plutôt qu'à démontrer. Ils dessinent un écrin sonore où la voix peut explorer ces territoires émotionnels complexes, ces zones grises du sentiment où les mots peinent parfois à dire l'essentiel.
La chanson-titre, qui clôt ce voyage, cristallise parfaitement cette approche : douce sans mièvrerie, brève sans frustration, évocatrice sans emphase. Elle signe un disque où l'art de l'accompagnement atteint une forme de perfection discrète.
Musiciens
Ryu Miho – chant
Saori Sendo – batterie
Naoto Suzuki – guitare
Takana Miyamoto – piano
Yosuke Onuma – guitare (guest)
Shinpei Ruike – trompette (guest)
Toshiyuki Honda – saxophone (guest)
Le temps suspendu depuis Call me
Après Call me en 2016, Ryu Miho a choisi la patience - cette vertu rare dans l'industrie musicale contemporaine. Six années s'écoulent dans un silence créatif qui n'appartient qu'à elle, jusqu'à ce que fin 2022 résonne enfin Breeze of you, premier signal digital d'un retour en douceur.
L'année 2023 distille alors ses confidences au compte-gouttes : Sono Hitomi ni Utsuru Sekai en mars, suivi en juin de Moon Gypsy. Deux titres offerts comme autant de fenêtres entrouvertes sur un univers artistique en perpétuelle maturation. Ces parutions numériques, loin de la hâte commerciale, portent la signature d'une artiste qui préfère la qualité du geste à la quantité des sorties.
C'est en 2024 que cette approche trouve son aboutissement avec l'album Breeze of you, retour discographique plein et assumé. Comme pour confirmer que son rythme créatif obéit à une logique interne, Ryu Miho poursuit en 2025 avec deux nouvelles propositions : Treasures of Time (Cover) et Faraway Sea, toujours dans cette même économie de moyens qui caractérise sa démarche.
Sa discographie s'enrichit ainsi au rythme d'une conversation précieuse, celle que l'on cultive sans précipitation, où chaque mot compte et où le silence entre les phrases fait partie intégrante du discours. Une approche qui tranche avec l'immédiateté ambiante et rappelle que certaines musiques demandent le temps de leur propre éclosion.